Nombre d’architectes et urbanistes ont cherché à penser/panser la ville en considérant les besoins de ses habitants. Depuis les expériences de Le Corbusier à Chandigarh, en Inde, jusqu’aux projets de ville sous-marine, la prospective urbaine passionne à travers le monde. Voici cinq exemples d’architectes visionnaires.

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JANE JACOBS, « for ever » et l’urbanisme nord-américain

jane-jacobsL’année 2016 a marqué le centenaire de la naissance d’une femme extraordinaire, qui a changé complètement la vision et la pratique de l’urbanisme nord-américain. Pasionaria de la ville, militante engagée d’abord dans la résistance aux projets urbanistiques à New York, puis assidûment studieuse de la ville, Jane Jacobs (1916-2006) lui a consacrée sa vie.

En écrivant en 1961 Déclin et survie des grandes villes américaines, elle crée un grand événement qui retentira, encore de nos jours, défendant une vision de la ville par les rapports sociaux qui se tissent, se croisent et se développent. Elle défend une ville maillée, dense, mixte. Elle croit à l’intérêt de développer la vie dans la ville, dans les quartiers, avec le brassage sous toutes ses formes. Elle s’oppose à la vision fonctionnaliste de la ville, faite de séparations artificielles.

« Les villes forment un immense laboratoire pour faire des expériences, commettre des erreurs, échouer ou réussir en matière d’architecture et d’aménagement urbain. C’est dans ce laboratoire que l’urbanisme aurait dû étudier, concevoir et expérimenter des théories. Au lieu de cela, les hommes de l’art et les enseignants de cette discipline (si l’on peut dire) ont fait abstraction du succès ou de l’échec des opérations réalisées et ne se sont nullement préoccupés de rechercher les raisons des réussites inattendues. Ils se sont laissés guider par des principes inspirés du fonctionnement et de l’aspect de localités de moindre importance, de banlieues, de sanatoriums, de foires-expositions, de cités de rêve, en bref de tout, sauf de villes véritables. »

Elle dénonce les centres-villes devenus des centres d’affaires, et les banlieues interminables accessibles par les autoroutes, villes fantômes et inhumaines. Le plaidoyer de Jane Jacobs pour la vitalité urbaine reste d’actualité, et l’année de son centenaire a vu la prééminence de sa pensée dans le monde entier, pour rappeler que la ville a une âme, une identité, une humanité.

 

ALEJANDRO ARAVENA, la ville collaborative

alejandro_aravenaLa retenue architecturale et la frugalité peuvent-elles être compatibles avec la beauté et la qualité d’une oeuvre ? Comment un quartier qui se construit dans la perspective d’absorber un bidonville, peut-il faire éclore le lien social dans l’acte même de la construction ? Écologie, sobriété et usages collectifs, peuvent-ils se conjuguer avec une esthétique urbaine et sociale ? Vautil mieux faire la moitié d’une bonne maison que la totalité d’un mauvais logement ?

Les réponses apportées par l’architecte chilien se sont traduites à travers l’ensemble de son oeuvre, qui a été reconnue par de nombreux prix et distinctions, dont en 2016, le prestigieux prix Pritzker en tant que « pionnier d’une pratique collaborative qui produit des oeuvres puissantes de l’architecture et traite aussi des défis majeurs du xxie siècle. Son travail intégré donne des opportunités économiques aux moins privilégiés, atténue les effets des catastrophes naturelles, réduit la consommation d’énergie, et fournit un espace public accueillant. Il montre ce que son architecture innovante et inspirante a de meilleur pour améliorer la vie des gens ».

Le concept de demi-maison l’a rendu célèbre avec le quartier d’un ex-bidonville, dans le désert chilien : bâtir la structure et les fonctionnalités de la maison, et laisser aux habitants le soin des finitions dans une approche collaborative. Une architecture sociale, écologique, économe, tout en étant belle, donnant lieu au développement du lien social dans le quartier conçu comme un lieu de vie, est un des traits majeurs de sa contribution. Écoles, campus universitaires, lotissements, dortoirs, reconstructions après un tsunami, font partie de son oeuvre avec son style propre :

« Penser et construire de meilleurs quartiers est indispensable si l’on veut que le développement casse le cercle vicieux de l’inégalité. »

Une approche fondée sur la créativité et le pragmatisme mettant à l’honneur une vision sociale de l’architecture.

 

JAN GEHL, pour des villes à échelle humaine

jan_gehl_portraitL’architecte et urbaniste danois est mondialement connu pour sa démarche humaine concernant les villes. Plutôt que les formes, il s’agit de privilégier les interactions avec l’être humain. C’est ainsi que les « machines à habiter » devraient être transformées en espaces de vie:

« Une bonne ville est une ville construite autour du corps humain et de ses sens. Il faut optimiser nos capacités à nous déplacer, à expérimenter nos sens dans un environnement maitrisé. »

Dans son livre Cities for People Jan Gehl exprime sa vision d’une ville sensorielle, où l’urbanisme doit être en lien avec les sensations comme vecteur d’aménagement :

« La bonne architecture ne dépend pas des formes, mais bien de l’interaction entre la forme et la vie, ce qui est bien plus difficile et exigeant. »

Avec Life between Buildings et son documentaire The Human Scale, il développe son idée de construire des villes vivables, saines et durables.

« Depuis cinquante ans, nous avons façonné des villes de telle sorte que les gens sont presque forcés de vivre assis toute la journée, dans leur voiture, au travail, chez eux. »

Face à cette architecture et urbanisme fonctionnels, Jan Gehl développe une vision humaine des rues, de l’aménagement des espaces publics, semi-publics, semi-privés et privés, suggérant un continuum qui maximise l’utilisation à l’échelle humaine et sensorielle des espaces dans lesquels les habitants puissent évoluer. Bannir la voiture, rendre les espaces publics aux piétons, favoriser les expériences sensorielles dans les rues font partie des ruptures que Jan Gehl porte, et qui ont inspiré les villes de Copenhague avec son plan « Une métropole pour ses habitants » et de New York avec les 400 kms de pistes cyclables, d’espaces verts, et d’autres espaces encore.

 

RENÉE GAILHOUSTET, une femme avec des racines pour la ville

c-pfrunner-_renee-gailhoustet-_img_1397Le monde de l’architecture est un univers fortement masculin. Il a fallu attendre 2004 pour que le prestigieux prix Pritzker soit décerné à l’immense Zaha Hadid.

En France, cette situation est également une réalité. La profession et les écoles de formation ne se sont ouvertes aux femmes qu’au début du xixe siècle. Julia Morgan, américaine, est la première femme à avoir été admise aux Beaux-Arts à Paris, puis à être diplômée en architecture en 1902. Les femmes françaises pionnières de l’architecture ont également fait preuve d’un très fort engagement pour donner un sens à la ville.

Parmi elles, Renée Gailhoustet est une grande figure qui a marqué de son empreinte la conception de l’habitat social en France. Ses travaux se sont démarqués de l’architecture fonctionnaliste faisant preuve de créativité pour aborder le logement social, sous l’angle de la qualité de la vie dans la ville. Il ne s’agit pas uniquement d’habiter dans un endroit, mais avant tout de « vivre » dans un endroit. S’opposant aux grands ensembles désincarnés, qui créent de la ségrégation, de la séparation, elle s’intéresse à proposer des parcours de vie, des espaces diversifiés, avec une autre logique pour le logement social, celle de faire partie de la vie dans la ville.

« Chaque habitant doit pratiquer la ville à sa manière », dit – elle. Ainsi consacre-t-elle une grande partie de son oeuvre à la banlieue parisienne, avec un programme très riche dans lequel elle crée des lieux de vie, des quartiers avec logements, des ateliers d’artistes, des commerces de proximité, des lieux de loisirs, des résidences pour personnes âgées à Ivrysur-Seine (photo), Aubervilliers, Saint-Denis, Villejuif, qui ont fait de Renée Gailhoustet une femme architecte engagée. À travers ses publications Éloge du logement et Racines pour la ville, elle a apporté très tôt sa contribution pour instiller un autre regard quant à la manière d’habiter dans la ville, pour une ville plus humaine et un meilleur vivre ensemble.

 

SHIGERU BAN, l’architecte japonais résilient qui « fait un carton »

Japanese architect Shigeru Ban poses during a visit of the Centre Pompidou-Metz museum in the eastern city of Metz in this May 10, 2010, file photo. Ban, noted for his elegant and resourceful designs, has won the 2014 Pritzker Architecture Prize, the top award in the field, organizers said on March 24, 2014. REUTERS/Benoit Tessier/Files (FRANCE - Tags: ENTERTAINMENT)

À 59 ans, cet architecte japonais est connu dans le monde entier par son approche humanitaire issue de sa réflexion concernant les catastrophes naturelles de son pays.

« J’ai pensé que nous pouvons utiliser notre expérience et connaissance pour les gens qui ont perdu leurs maisons à cause de catastrophes naturelles. »

Il a mis au point une approche et une technique pour construire avec des structures en carton et de manière provisoire des abris, hébergements, maisons, oeuvres, partout dans le monde où des séismes ont eu lieu. Dans son pays bien sûr, mais aussi au Rwanda, en Haïti, en Nouvelle-Zélande. Shigeru Ban a construit rapidement des structures légères et peu coûteuses. Elles sont issues de son travail de recherche avec des étudiants sur les tubes de cartons, qui remonte à ses débuts en 1980. Lors du séisme de Kobé en 1995, il va déployer ses constructions sans s’arrêter par la suite. Il sera couronné pour son oeuvre par le prestigieux prix Pritzkler en 2014. Associé à l’architecte français Jean de Gastines, il est également connu en France par des multiples réalisations, dont la prochaine Cité Musicale départementale de l’Ile Seguin.

L’approche architecturale de Shigeru Ban est empreinte d’une forte vision écologique, qu’il porte depuis les débuts de ses travaux, combinée à l’intérêt pour les matériaux à faibles coûts de production locale et réutilisables :

« L’artisanat local ne se trouve nulle part ailleurs que là où il existe, c’est lui qui fait l’authenticité des bâtiments. »

Shigeru Ban est un architecte bâtisseur de la résilience. Il est d’abord à l’écoute de la souffrance de populations sinistrées, et en comprenant leur désarroi et les conditions de vies locales, il leur offre des solutions pour créer un meilleur « vivre ensemble », en créant des abris originaux, simples à bâtir, économes et de qualité. Le jury lui attribuant le prix Pritzker a salué « l’originalité, l’économie et l’ingéniosité de ses travaux, qui ne s’appuient pas sur les solutions high-tech omniprésentes aujourd’hui ».