Les jours passants, les conversions à l’écologie sont légion dans le monde entier.
Nous pouvons saluer cette transformation salutaire. Prenons acte de cette démarche pour être plus nombreux à prendre la défense d’un environnement fortement menacé. Hélas, un raccourci survient vite, quand cette attitude est associée à la bataille pour un monde « durable ». Être rigoureux, signifie poser ce mot dans sa profondeur, ce qui n’est autre que la convergence des trois besoins indissociables face aux défis actuels : un monde vivable, viable et équitable.
Quand le Professeur M. Yunus, Prix Nobel de la Paix écrit son livre « Triple Zéro » il nous parle d’un monde avec « Zéro Carbone, Pauvreté et Exclusion ». Il fait référence alors aux trois volets inséparables de la vie, devenue majoritairement urbaine : Écologique, Social, Économique. Aucune de ces trois composantes ne doit être ignorée, si nous parlons d’un monde réellement durable. La complexité que nous enseigne notre grand penseur universel Edgar Morin, nous amène à penser à leurs intersections. Celle entre l’écologie et le social, est un monde vivable ; entre l’écologie et l’économie, un monde viable ; entre le social et l’économie, un monde équitable. Oui, un monde durable est à l’intersection d’un monde vivable, viable et équitable.
Se battre pour l’écologie, en voulant un monde durable, va alors de pair avec un monde où, justice climatique, sociale et économique sont des engagements inséparables.
Dans un monde devenu urbain, cela demande aussi de traduire cette volonté à l’échelle de chaque ville, de chaque métropole, de chaque territoire, pour lui donner corps dans l’action concrète aujourd’hui, demain et la projeter avec cohérence et créativité dans le futur.
Décidément, l’écologie, embrassée comme démarche de protection de l’environnement, ne suffit pas. Il est nécessaire de lui adjoindre deux autres éléments clés, eux aussi indissociables. La mésologie, la science des milieux, pose le rôle de l’humain au centre. Étudiée et présentée dans son magnifique texte « L’Écoumène », le grand géographe français Augustin Berque nous rappelle, avec cette phrase mise en exergue de Jean-Marc Besse, « entre moi et moi, la terre », la portée de l’Homme dans chacun de ses actes sur la nature et la biodiversité. Il met en lumière le rôle d’une géographie du milieu qui relie l’Humain à la nature comme un tout, indissociable et inséparable. Il ne s’agit pas uniquement de notre « environnement », mais aussi de notre manière de vivre et d’être en relation avec toutes les espèces vivantes et matières non vivantes qui constituent la nature et dont nous faisons partie. Les Sciences de l’Environnement, avec l’Écologie et les Sciences des Milieux, et la Mésologie, ne suffisent pas non plus. Quelle est notre perception du monde ? Comment agissons-nous face aux changements, aux défis, aux besoins de changer de paradigme ?
Pourquoi, face à l’urgence climatique, les SUV, les voitures les plus polluantes sont-elles les plus vendues, devenant la première source de pollution, quand elles sont inutiles en ville ?
Voici donc cette troisième composante, l’éthologie, la science du comportement.
Comment être, par notre prise de conscience, un acteur du changement, ou alors par notre inconscience, un facteur d’immobilisme, de blocage, de régression ?
Edgar Morin, parlant de la « Terre, Patrie » en 1993, nous décrit un monde interdépendant dans lequel chacun de nous est acteur des changements qui touchent toutes les sphères, non seulement de la connaissance, mais également de notre agir quotidien : « Au moment où les sociétés éparses sur le globe sont devenues interdépendantes, la prise de conscience de la communauté de destin terrestre doit être l’événement clé de la fin du millénaire. Nous sommes solidaires dans et de cette planète ».
Un autre exemple, déjà traité dans un de mes textes, concernant les déchets, illustre bien cette problématique. La propreté dans les villes est l’un des sujets les plus évoqués. Quelle est la part de l’attitude citoyenne pour apporter sa contribution ? Si l’on suspend la collecte chez l’habitant, qui pour l’essentiel déresponsabilise chacun de ses propres déchets, quelle est la part des habitants prêts à les prendre en charge pour les amener à un point de collecte de rue ? Interrogeons-nous sur la question, pourquoi mes déchets ne sont-ils pas un « commun » ? Éthologie, comportement, prise de conscience de chacun, voilà le troisième élément clé qui, avec l’écologie et la mésologie, nous permet de nous forger une réelle identité sur les causes du péril climatique et de l’extinction en cours de la biodiversité.
Avec ces trois éléments clés, et à la lumière de la complexité, nous pouvons mettre en question les liens existants entre nature, société et mode de vie pour explorer cette convergence économique, sociale et environnementale. Il y va de notre compréhension des mutations provoquées par l’Anthropocène, car c’est l’essentiel de ce qui se passe maintenant depuis 50 ans… Faut-il rappeler que le Prix Nobel Paul Josef Crutzen avec le biologiste américain Eugène F. Stoermer ont proposé ce terme « l’âge des hommes » il y a 18 ans, pour signaler que l’influence de l’homme sur l’écosphère planétaire était devenue prédominante ? Ce concept met en premier plan le fait que c’est l’action humaine qui, par sa double action irrationnelle des prélèvements et des rejets massifs, prédomine face aux facteurs provoquant les fluctuations naturelles des équilibres de la biosphère et dont l’un des plus importants effets est le niveau climatique planétaire.
Nous voilà donc sur les problèmes de fond : changer radicalement de mode de vie, de consommation, de production, de regard par rapport aux autres ! Cela nous rappelle la justesse du combat planétaire pour les « communs ».
Dans cette approche, nous pensons qu’il ne s’agit pas « de rendre plus grand ou plus puissant » tel ou tel pays, continent voire la planète entière, mais plus directement de rendre sa dignité à l’Homme. Car c’est lui, qui mène la planète à sa perte, avant tout par ses choix de mode de vie, de type de société, d’économie, et en particulier son rapport avec le profit, la rentabilité, et plus dangereux encore, la perte de toute notion concernant le bien commun ! Il s’agit alors de repenser, non pas les rapports entre la nature, l’homme et la société, mais entre l’homme et l’homme. Cela, au travers la réappropriation de la notion clé du bien commun et en ayant à cœur l’harmonie avec la nature, le respect de l’autre et de la différence. Cette lecture différente amène, en conséquence, d’autres réponses à la question de savoir comment créer de la valeur.
Le Professeur Jason W. Moore de l’Université de Binghamton, New York, dans son livre « Capitalism in the Web Life : Ecology and Accumulation of Capital » en 2015, évoque le besoin de développer l’étude sur cette convergence des systèmes, dans lequel climat, alimentation, travail et finances sont étroitement liés. Avec le concept « l’oikos », il propose de « penser comme un toutes les espèces et leur environnement, comme une relation multiforme dans laquelle les espèces produisent l’environnement, et l’environnement produit les espèces, simultanément ». Il forge dans la discussion autour de l’anthropocène ce concept pour formaliser cette nouvelle « toile de vie » interdépendante, qui en son cœur trouve « l’âge du capital », qu’il appelle le « capitalocène ». D’autres auteurs plus radicaux, nourris par des politiques attentatoires au climat développées pour satisfaire les industriels et les lobbys (comme c’est le cas de Donald Trump aux États Unis et de ses équivalents qui émergent sur notre planète) vont encore plus loin. Ils ont développé le concept sociologique plus récent de « Mégalocène » ou « l’âge du sociopathe », quand le narcissisme humain devient le fil conducteur de la perte planétaire, par le mélange de la cupidité et de l’égotisme, auquel se rajoutent l’individualisme, la haine de l’autre et le rejet de la différence.
Rappelons aussi les sublimes paroles d’Edgar Morin, qui toujours dans son magnifique texte “Terre-Patrie”, nous dit : “Nous voici, minuscules et humains, sur la minuscule pellicule entourant la minuscule planète perdue dans le gigantissime univers. Cette planète est en même temps un monde foisonnant, le nôtre… il existe déjà, sur tous les continents, un bouillonnement créatif, une multitude d’initiatives locales, dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou de la réforme de vie
Prendre conscience de l’anthropocène et du mode de vie basé sur le profit, la rentabilité, la cupidité et l’égotisme est indispensable pour comprendre que la survie de l’humanité est en jeu. La pensée complexe pour les gouvernances étatiques, c’est aussi respecter, écouter, dialoguer avec tous ceux qui agissent, dans les métropoles, les villes, les territoires et tous les citoyens qui sont engagés pour changer de paradigme.
Terminons ce texte avec une autre citation d’ Edgar Morin : « Le probable est la désintégration. L’improbable mais possible est la métamorphose ».
C’est une autre lecture de l’écologie, qui doit nous inciter à penser que la métamorphose vers le bien commun est l’enjeu de la prochaine décennie, ici et ailleurs.
Paris, 23 décembre 2019
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*Professeur associé à l’IAE Paris, Université Paris1 Panthéon Sorbonne
Directeur scientifique de la Chaire ETI,
Medaille de la prospective 2019, Académie d’Architecture