Interview du Pr. Carlos Moreno dans les Cahiers de l’Ingénierie de Projet n°87, consacrés à l’éco-métropole productive – Février 2013
1/ La ville du XXIème siècle ne peut plus être pensée comme celle des siècles précédents. Quelles sont ses grandes caratéristiques ?
Je dirais tout d’abord que toute ville est, par excellence, un système complexe, au sens étymologique du terme, qui vient du latin complexus, « entrelacé ». Car la ville est une agrégation d’être humains dont les besoins vitaux, d’épanouissement et de développement se croisent de multiples manières. Cela donne lieu à des ensembles de systèmes et de sous-systèmes, qui viennent s’épouser sous forme de services et d’usages pour se loger, se déplacer, se nourrir, se divertir, se soigner, s’éduquer etc. Tous ces sous-systèmes sont par ailleurs interdépendants : les individus comme les systèmes, dans une ville, n’existent qu’en lien les uns avec les autres. Au niveau de la métropole, cette complexité est encore renforcée du fait du changement d’échelle.
Ensuite, une ville est un système vivant, qui se développe dans le temps. Comme tous les organismes vivants, elle obéit donc à deux tendances. D’une part, elle doit satisfaire ses besoins pour croître : toute ville a pour fonction de satisfaire les besoins vitaux de ses habitants et leur quête de bien-être. D’autre part, elle est soumise à un certain nombre d’aléas qui la rende fragile : tempêtes, pannes, incendies, attentats, épidémies etc. La ville doit donc être résiliente, c’est-à-dire être capable de surmonter ces aléas.
La ville du XXIème siècle possède ces deux caractéristiques, mais vient s’en ajouter une troisième qui lui est propre : elle est user-centric ou citizen-centric, c’est-à-dire qu’elle offre toute une gamme de services pour mettre en cohérence les habitants et leur environnement, pour mieux vivre, mieux se loger, se déplacer, se nourrir etc. Comment ? Grâce au paradigme du massivement connecté qui caractérise nos modes de vie depuis le début des années 2000. Depuis que nous pouvons utiliser massivement le silicium à bas coût, nous sommes entrés dans une nouvelle ère, celle de l’informatique ubiquitaire. Et ceci est un phénomène mondial de masse, quelles que soient les cultures. Il existe aujourd’hui un invariant culturel commun : l’objet connecté (ordinateur, téléphone, GPS…). On évalue actuellement à 6 milliards le nombre d’objets connectés dans le monde, pour un total de 8 milliards d’habitants. Dans une vingtaine d’années, d’après les prévisions, le nombre d’habitants devra être multiplié par 3 pour obtenir le nombre total d’objets connectés ! Nous ne sommes donc qu’au début d’une tendance profonde, qui va créer des services et des usages radicalement nouveaux, mais aussi bouleverser la façon dont les villes et les métropoles répondent aux besoins vitaux et de bien-être de leurs habitants et font face aux aléas qu’elles subissent.
2/ Quels nouveaux services et nouveaux usages peut-on imaginer dans l’éco-métropole productive de demain ?
Tous les services et les usages qui permettront à l’homme de vivre en plus grande harmonie avec les autres, dans son cadre de vie quotidien et son environnement naturel ! Sachant que ce ne sont pas les avancées technologiques qui créent ces nouveaux usages, mais qu’elles viennent y répondre en satisfaisant des besoins existants. La conception de services, leur design rencontrant la technologie, ouvre de nouveaux horizons. On voit déjà apparaître, aujourd’hui, de nouvelles façons de se déplacer par exemple, qui répondent à nos besoins de consommer moins d’énergie : les systèmes d’information intelligents qui nous renseignent en temps réel pour favoriser le report modal vers les transports en commun, l’auto-partage, le co-voiturage etc. Demain, on peut imaginer par exemple que la carte d’abonnement au système urbain de véhicules électriques servira aussi pour le vélib, les transports en commun, le cinéma, le retrait bancaire…. Des capteurs installés sur les véhicules permettront de créer de l’information en temps réel pour renseigner sur l’état du trafic, alimenter des bases de données pour calculer des temps moyens de parcours, etc. De même dans le domaine de la santé, notamment en ce qui concerne la lutte contre la dépendance et le maintien de l’autonomie : il y aura sans doute des réseaux sociaux dédiés aux aidants familiaux ou destinés à renforcer les liens de voisinage, de solutions pour désengorger les consultations médicales et de façon générale pour renforcer la prévention ou enrichir le quotidien. On pourra aussi identifier plus facilement les zones de précarité sociale par exemple, en suivant leurs seuils de consommation énergétique ou leurs temps de transport, afin de leur prêter une plus grande attention. Pour finir, j’ajouterais que la métropole intelligente de demain sera habitée par des citoyens « intelligents », c’est-à-dire connectés et informés. Chacun pourra contribuer via les réseaux sociaux à l’élaboration des services publics et l’on verra sans doute émerger de nouvelles façons de vivre. Car nous sommes également en train d’assister à une révolution des modes d’organisation : les systèmes hiérarchisés et verticalisés sont progressivement remis en question, pusiqu’aujourd’hui, avec la diffusion massive et horizontale des informations, chacun peut s’approprier les compétences et prendre les décisions.
3/ Quelles attentes un Groupe comme GDF SUEZ a-t-il envers les sociétés d’ingénierie sur ces sujets ?
La révolution numérique est en marche, et elle va se poursuivre à un rythme de plus en plus rapide. La capacité d’évolution des smartphones est encore immense, car d’ici une dizaine d’années, nous allons quitter l’ère du silicium et entrer dans celle du graphène, qui fera naître une façon de traiter l’information encore bien plus puissante. Mais ce n’est pas la technologie qui fera la métropole de demain, ce sont les usages et les besoins qu’elle permettra de satisfaire. Et pour identifier ceux-ci, nous avons besoin d’une approche extrêmement transversale et transdisciplinaire de ce système complexe qu’est une métropole. Cette vision, l’ingénierie peut nous l’apporter. Nous ne pourrons plus nous permettre, demain, d’avoir une organisation des savoirs en silos avec des hyper-spécialistes coupés les uns des autres. Désormais, il nous faut construire des éco-systèmes, en faisant dialoguer ingénieristes, philosophes, urbanistes, sociologues, designers, architectes, industriels… Le beau brassage d’experts que j’ai pu voir lors des Rencontres de l’Ingénierie m’incite à penser que l’ingénierie est prête à concevoir des solutions et des technologies en harmonie avec les besoins sociétaux de la métropole de demain.