Que ferons-nous dans et de l’espace au cours des trente prochaines années ? Les prédictions de Jean Audouze, astrophysicien, directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de Carlos Moreno, professeur des universités et président du conseil scientifique du forum Live in a Living City.
Par Jean AUDOUZE et Carlos MORENO. Propos recueillis par Martine LE BEC pour la revue Prospective Stratégique n°45. Parution le 5 avril 2016. Revue du CEPS – Centre d’Etudes et de Prospective Stratégique –, Organisme International Non Gouvernemental et partenaire d’intérêt de la Commission Européenne, du Conseil de l’Europe, de l’OCDE et de l’UNESCO.
Que se passera-t-il dans l’espace d’ici 2046 ?
Jean Audouze : D’ici trente ans, un ou plusieurs télescopes géants auront rejoint le James-Webb toujours en opération. Alors que ce dernier effectue ses observations dans l’infrarouge, celui qui lui succèdera immédiatement travaillera dans l’ultraviolet et les rayons X pour nous apporter une meilleure appréhension de l’univers violent. D’ici là aussi aura été engagée la mission de physique LISA, programmée dans le cadre des missions lourdes du programme Cosmic Vision de l’Agence spatiale européenne. Le projet, qui sera opérationnel à partir de 2034, vise à observer directement des ondes gravitationnelles – ces déformations très faibles de l’espace-temps prédites par la théorie de la relativité générale – grâce à trois satellites formant un gigantesque interféromètre optique. Par ailleurs, le système solaire fera lui-même l’objet d’importantes études et expériences notamment dans le domaine de l’astrobiologie. Nous irons visiter les satellites de Jupiter, de Saturne et d’autres planètes. L’objet sera de valider (ou d’infirmer) la théorie de la panspermie selon laquelle la vie se propagerait dans les espaces interstellaires. Selon cette hypothèse, des météorites ou des comètes auraient pu apporter à la Terre les briques essentielles à la vie. Enfin, à nouveau au-delà du système solaire, nous aurons amplifié nos efforts d’observation des exoplanètes. La question est de savoir s’il existe d’autres Terres, pas trop loin, et si oui, à quel stade d’évolution elles sont.
Est-ce que sera venu le temps de la colonisation de l’espace ?
Jean Audouze : Je ne crois absolument pas aux projets de missions habitées sur Mars. Les problèmes à résoudre sont tels qu’en trente ans on n’y arrivera pas. En revanche, je suis intimement persuadé que la colonisation de la Lune sera pour sa part déjà entamée ou en en passe de l’être. Ces missions seront de trois ordres : d’abord pour l’observation puisque la Lune constitue en quelque sorte un promontoire naturel ; ensuite pour l’exploration et la découverte, cela englobe la recherche mais aussi le tourisme lunaire, car la Lune n’est bel et bien qu’à un saut de puce de la Terre (à moins de 400 000 kilomètres, contre 60 millions de kilomètres pour Mars, à la meilleure période, celle d’opposition périhélique). Le troisième objectif visera probablement l’exploitation minière : le pôle sud a été identifié comme une zone potentiellement riche en ressources naturelles. Dans ce contexte, le défi va être de faire progresser rapidement le droit de l’espace extra-atmosphérique.
Par ailleurs, je tiens à rappeler ici qu’on ne peut plus se passer de l’espace, et que tous ces efforts engagés dans la recherche fondamentale servent finalement les hommes et leurs entreprises. Ils participent à l’approfondissement de nos connaissances et de nos technologies. Il ne fait plus de doute aujourd’hui que l’espace est déjà dans notre quotidien.
Au-delà des échanges et des communications, au-delà aussi de l’observation de la planète, de la prévention des risques naturels, de l’e-université ou de l’e-santé, comment pourrait-on figurer le lien qui unit dorénavant les sociétés humaines à l’espace et comment ce lien pourrait-il dessiner le XXIe siècle ?
Carlos Moreno : Plus de la moitié de la population mondiale vit désormais dans des villes et ce taux dépassera probablement les deux tiers d’ici 2050. Pour beaucoup, les impacts technologiques vont rendre nos villes intelligentes, d’où l’engouement pour le concept de smart cities (traduit par « villes intelligentes »). En réalité, les villes n’ont pas attendu le XXIe siècle pour devenir intelligentes : bientôt deux fois millénaires, Paris ou Marseille – ou encore Bologne, la première ville quadrillée en Europe, ont fait preuve d’intelligence tout au long de leur histoire, et même les premières cités mésopotamiennes étaient intelligentes : protégées par des murailles, organisées selon des plans définis avec des lieux de sociabilité et de pouvoir, elles étaient déjà des lieux symboliques, là où s’étaient installés les dieux par opposition au néant des steppes extérieures. L’espace urbain s’est ainsi organisé autour de l’agora grecque, du forum romain ou du zócalo mexicain, en établissant des règles de gouvernance et en initiant des notions telles que l’urbis, le civis ou la res publica, qui constituent l’essence de la ville et du savoir vivre en commun.
Mais le XXIe siècle apporte une nouveauté : l’ubiquité. Grâce à l’utilisation du silicium embarqué, tous les objets ont dorénavant la capacité d’être connectés et communicants. À travers ces objets ou avec eux, l’espace du territoire et sa cartographie et les espaces de connectivité et ses usages ne coïncident plus. L’instantanéité de la communication dissocie l’espace physique (le topos) de la connaissance (le logos), et même progressivement de l’être. Chaque individu vit désormais dans une multiplicité de temps, de lieux et d’actions.
L’espace – ou l’utilisation qui nous en est aujourd’hui offerte –, en démultipliant nos moyens de communication, est à l’origine de cette transformation. L’espace redéfinit et augmente nos espaces de connaissance, d’être et de vie.
Ce sont donc les fondements du vivre ensemble qui sont bouleversés. L’exploration spatiale ne risque-t-elle pas de bouleverser plus que cela : nos croyances ?
Carlos Moreno : Toutes ces avancées attendues dans l’exploration spatiale me font penser à l’astronome et géographe Ératosthène et à sa carte de l’écoumène, des terres plus en avant. « Qu’est-ce qu’une limite de l’écoumène, qui d’un côté est mesurable, représentable dans l’étendue, et de l’autre ne l’est pas ? » demande Augustin Berque (géographe et philosophe, ancien directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales). L’humanité n’a eu de cesse de dépasser les limites de son écoumène pour aller explorer les zones blanches de la mappemonde. Alors que l’on ressent aujourd’hui très fortement la finitude de la Terre, on se prête en même temps à penser que cette limite n’est pas absolue puisque, justement, on peut aller sur la Lune et peut-être même plus loin encore.
Jean Audouze : Les progrès technologiques extraordinaires réalisés n’ont pas été accompagnés de progrès dans notre pensée et notre éthique. Nous voyageons aux confins de l’univers (en tout cas de l’univers observable) et en même temps, sur Terre, ce sont encore souvent les obscurantismes qui dominent. Même nos idées sur la démocratie et nos pratiques n’ont que très peu évolué depuis l’Antiquité, sans grand enrichissement.
Cette dichotomie entre le progrès technologique et l’éthique est dangereuse car le progrès technologique est par essence amoral : ni bon, ni mauvais, il est ce qu’on en fait. On s’exprime ici pour la revue Prospective Stratégique, qui pourrait judicieusement se rebaptiser Prospective Stratégique & Éthique.
Et Dieu dans tout ça ?
Jean Audouze : C’est là la question la plus difficile. La Renaissance, qui a marqué l’avènement de l’astronomie moderne, était cependant encore entièrement dominée par le religieux, mais au fur et à mesure que les sciences mûrissaient, le religieux s’est progressivement affadi, ses domaines se réduisant jusqu’à ne plus être qu’une peau de chagrin. C’est une constatation et je ne veux pas dire que Dieu n’existe pas, mais ce dont je suis sûr c’est que si Dieu existe, il s’éloigne de plus en plus de nous.
Carlos Moreno : Au cours des cent dernières années, l’humanité s’est appropriée des technologies qui ont transformé les rapports des humains entre eux, avec la planète et avec le futur. Les révolutions aujourd’hui à l’œuvre vont engendrer, n’en doutons pas, des transformations encore plus profondes dans la relation de l’homme à l’homme, à la planète Terre et à l’espace. Tout l’enjeu des années à venir se situe donc selon moi dans la question de savoir si, forts de l’apport de ces révolutions technologiques, de ces nouveaux écoumènes qui s’offrent à nous et de ce don d’ubiquité (mais qui est à proprement parler plus une capacité qu’un don) nous serons capables de nous transformer nous-mêmes, et d’atteindre l’âge de la connaissance, un âge qui se caractériserait par le respect de la nature, de la Terre et de l’espace… La réponse sera oui, mais seulement si nous nous réapproprions les valeurs d’empathie et d’altruisme, et si nous nous efforçons aussi de redécouvrir le lien qui nous unit au cosmos, littéralement au bon ordre.
Jean Audouze : Nous sommes, les humains, de petits morceaux d’univers. Si nos atomes pouvaient le raconter, ce serait de belles histoires – éphémères et en même temps éternelles.